Histoires toxiques : les mycotoxicoses qui ont semé le chaos

Introduction

Selon la définition qu’en a donné John I. Pitt en 1996, les mycotoxines sont “des métabolites de champignons qui, quand ils sont ingérés, inhalés ou absorbés par la peau altèrent les capacités de réaction et provoquent des maladies (mycotoxicoses) ou la mort chez l’Homme”. Au cours de l’Histoire, certaines mycotoxicoses ont marqué les populations humaines par leur ampleur et leur gravité. L’une d’elles, l’ergotisme, a provoqué de véritables « épidémies » en Europe médiévale, et fût surnommée alors « feu de Saint Antoine » en raison des douleurs atroces qu’il entraînait. Plus récemment, au XXe siècle, l’aleucie toxique alimentaire est apparue en URSS. Liée à la consommation des toxines de Fusarium, elle entraînait une aplasie médullaire avec une chute dramatique des globules blancs. Ces événements illustrent l’impact sanitaire majeur que peuvent avoir les toxines fongiques, surtout en période de crise alimentaire. Revivons l’histoire de ces deux mycotoxicoses.

 1. L’ergostisme

Europe, Moyen Âge. Un mal insidieux s’abat sur les campagnes du Nord et du Centre. Les signes sont terrifiants : des démangeaisons incontrôlables, des cris, des convulsions. Puis viennent les visions, la folie… et enfin, la mort. Partout, des corps tordus de douleur, des membres noircis comme brûlés de l’intérieur, se détachant lentement, comme du bois carbonisé. On parle d’un feu maudit. On accuse la sorcellerie, les démons, la colère de Dieu. Mais ce fléau, aussi spectaculaire que mystérieux, trouve sa source dans quelque chose de bien plus discret… un simple champignon, dissimulé dans le pain quotidien.

Claviceps purpurea (l’ergot du seigle) est un champignon qui a la capacité d’infecter diverses céréales, provoquant une maladie appelée l’ergotisme, nom dérivé du mot français « argot », qui signifie éperon. L’ergot, ou sclérote (Image 1) en langage scientifique définit comme une masse compacte de filaments fongiques, est produit par le champignon pour le protéger durant l’hiver, sur les épis de céréales à l’endroit où le grain devrait normalement se former. À l’intérieur des sclérotes, le champignon fabrique une grande variété de substances chimiques, les alcaloïdes, qui incluent l’ergotamine, l’ergosine et l’ergocristine, de puissants vasoconstricteurs qui sont à l’origine des symptômes violents observés chez les victimes de l’ergotisme.

Image 1 : Ergots (ou sclérote) sur seigle (source : https://www.alliance-elevage.com/informations/article/ergotisme-intoxication-des-ovins-par-lergot)

L’ergot se développe surtout dans le seigle, une céréale cultivée sous des climats froids et humides. Lors des mauvaises récoltes, il prolifère, contaminant le pain et augmentant les risques d’empoisonnement. Autrement dit, plus la nourriture se fait rare, plus la concentration d’ergot dans le pain augmente, accroissant d’autant le risque d’empoisonnement. À mesure que le seigle remplace d’autres cultures céréalières durant le haut Moyen Âge, l’ergotisme frappe de plein fouet les populations pauvres, tandis que les nobles, épargnés grâce au pain de froment qui leur est réservé, s’interrogent sans comprendre pourquoi le fléau les préserve.

La maladie se manifeste sous deux formes distinctes. La première, aiguë et spectaculaire, est connue sous le nom de « mal des ardents ». Elle provoque de violents spasmes, des vomissements, des diarrhées, des maux de tête, et peut aller jusqu’à provoquer hallucinations, accès de folie ou états psychotiques. La seconde, plus insidieuse et redoutée, est baptisée « feu de Saint-Antoine » ; cette forme gangréneuse conduit lentement mais sûrement à la mort. Ses victimes traversent plusieurs niveaux de torture : d’abord les démangeaisons et les fourmillements s’emparent de leur corps, suivies de la sensation qu’un brasier les consume de l’intérieur, alternant avec la morsure d’un froid intense. Le sang quitte les extrémités de leur corps, qui noircissent et s’assèchent. Les amputations sont alors inévitables (Image 2).

Image 2 : "La Tentation de saint Antoine", par Matthias Grunwald. Détail du retable d'Issenheim, au musée Unterlinden (Colmar). Le personnage en bas à gauche souffre surement du "feu de Saint-Antoine"

Les prêtres parlent d’un feu sacré ; un avant-goût des souffrances de l’enfer. Face au désemparement des hommes de sciences et aux certitudes des hommes d’Église, des foules d’empoissonnés se précipitent sur les tombeaux des saints. Dans nombre de villes, les reliques de thaumaturges sont présentées à l’adoration les fidèles et c’est sous l’égide de Saint Antoine que l’action la plus importante aura lieu pour combattre le mal.

En 1089, Guérin de Valloire, jeune noble dauphinois, est frappé par le mystérieux « feu sacré ». Après avoir imploré le ciel et recouvré la santé, il tient parole. En 1095 il fonde la maison de l’Aumône de La Mothe-Saint-Didier, un hospice dédié aux victimes de ce mal, relié au prieuré de Saint-Antoine d’Égypte. Des dizaines de malades sont accueillis, nourris, logés et soignés. Un régime à base de pain de froment et de porc – riche en vitamine A – soulage les symptômes de l’ergotisme. La graisse porcine, mêlée à des herbes, est utilisée en baume sur les zones gangrenées. Pour calmer la douleur, on administre un mélange de vin et d’une décoction de quatorze plantes aux propriétés anesthésiantes et vasodilatatrices. Ortie et moutarde sont frottées sur les membres pour en raviver la sensibilité. Le succès est tel que de nouveaux hôpitaux antonins ouvrent dans les régions touchées. L’épidémie reflue peu à peu, sans jamais s’éteindre complètement, laissant des milliers de morts et d’infirmes. Ce n’est qu’entre le XVIIe et le XIXe siècle que l’origine de ce « feu de Saint-Antoine » est élucidée, avec des preuves solides dès la fin du XVIIIe siècle.

À l’instar de nombreuses substances naturelles, l’ergot n’est pas dénué d’utilité. Dès le début du XXe siècle, les chimistes se sont attelés à isoler les différents alcaloïdes présents dans ce champignon. En 1918, l’ergotamine, dotée de propriétés vasoconstrictrices, fut identifiée et reste encore aujourd’hui utilisée dans le traitement des migraines aiguës. En 1935, ce fut au tour de l’ergométrine d’être isolée : cette molécule, capable d’induire des contractions utérines, s’avéra précieuse pour contrôler les hémorragies postnatales. Trois ans plus tard, en 1938, les chimistes Albert Hofmann et Arthur Stoll synthétisèrent le diéthylamide de l’acide D-lysergique (LSD) à partir de l’ergine, un autre alcaloïde de l’ergot. À l’origine, cette nouvelle molécule ne suscita guère d’intérêt, jusqu’à ce qu’Hofmann en absorbe accidentellement et en découvre les effets psychotropes intenses. Intrigué, il décida d’en consommer volontairement une faible dose. Rapidement, il fut submergé par une vive anxiété, persuadé tour à tour que son voisin était une sorcière, qu’il perdait la raison, ou qu’il avait été empoisonné. Le LSD acquit par la suite une notoriété mondiale, notamment dans les années 1960 et 1970, où il devint emblématique du mouvement hippie et de la contre-culture psychédélique.

2. Aleucie toxique alimentaire

Durant la Seconde Guerre mondiale, les pénuries alimentaires sévissent dans certaines régions de l’Union soviétique, notamment dans les zones rurales. Pour pallier le manque de denrées, la population consomme des céréales stockées depuis longtemps ou mal conservées, souvent déjà envahies par des moisissures. Il s’agit du Fusarium, un genre de champignons filamenteux, qui contamine les grains de céréales — principalement le millet et le blé — lorsqu’ils sont mal entreposés, souvent dans des conditions froides et humides.

Ces champignons produisent des trichothécènes, des mycotoxines hautement toxiques, en particulier la toxine T-2. Ces toxines sont chimiquement stables, résistent à la cuisson et restent actives même après transformation des céréales en pain ou en bouillie. La forme d’intoxication qui en résulte — l’aleucie toxique alimentaire — est grave, avec une mortalité élevée. Elle se caractérise par :

  • Une aplasie médullaire (insuffisance de production de cellules sanguines par la moelle osseuse),
  • Une aleucie : chute drastique des leucocytes, d’où le nom de cette pathologie,
  • Des ulcérations de la bouche et du tube digestif,
  • Des hémorragies internes,
  • Une immunosuppression sévère, entraînant des infections opportunistes.

Des milliers de cas furent signalés, notamment dans les régions de l’Oural, de Sibérie occidentale et de la région de l’Altaï. Le nombre exact de victimes est difficile à estimer, mais certaines sources parlent de plus de 100 000 cas avec un taux de mortalité élevé. Cette catastrophe a poussé les scientifiques soviétiques à étudier les mycotoxines, bien avant que le reste du monde ne prenne conscience de leur danger. Ce fut l’un des premiers grands cas documentés de toxicologie alimentaire liée aux moisissures, bien que peu médiatisé à l’échelle internationale à l’époque.

Conclusion

Des épidémies de convulsions au Moyen Âge aux psychédélismes du XXe siècle, en passant par les famines silencieuses de l’URSS, les mycotoxines démontrent que les moisissures ont un pouvoir bien plus vaste que leur taille ne le laisse penser. Invisibles, mais redoutables, elles ont influencé notre santé, nos croyances, et peut-être même nos civilisations.

Un comité scientifique d’experts, mis en place conjointement par l’OMS et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, évalue les risques liés aux toxines naturelles, notamment les mycotoxines. Des normes internationales et des codes de bonnes pratiques ont été établis afin de limiter leur présence dans certains aliments et prévenir ainsi les mycotoxicoses.

Références :
Nicholson, 2015, The highs and lows of ergot, Microbiology Society.
Angel Sánchez Crespo, 2020, Le Moyen Âge dévoré par le feu de Saint-Antoine, le Monde Histoire et Civilisations.
Gordon Wasson, The Road to Eleusis.
Pour aller plus loin :
van Egmond, Toxic Fungi: A History of Mycotoxins and Human Tragedy.
OMS, Mycotoxins: Health Risks and Regulations.
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